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La liberté d'entreprendre, sens et non-sens d'un slogan

Publication initiale le 31/05/2019
Dernière mise à jour le 16/01/2024
Temps5 min de lecture

Peggy Avez est philosophe : manier des mots et des concepts est son travail quotidien. Nous lui avons donc demandé de nous aider à réfléchir sur les notions de liberté (dont elle est spécialiste) et d'entreprendre (que nous essayons de pratiquer au quotidien). Si le texte ci-dessous vous a stimulé autant que nous, vous pourrez lire son livre L'envers de la liberté (ouvrage aussi disponible chez Open Edition), lire son blog ou attendre la suite...


La « liberté d'entreprendre » fait rêver. C'est dire que littéralement, cette expression scandée un peu partout dans les médias par des sourires ultra-brite fabrique du rêve. C'en est devenu notre modèle : la liberté dans notre société néo-libérale est à la tête de l'entreprise. Comme pour tous les slogans, c'est de sa confusion même que l'expression tire sa puissance incantatoire : on invoque d'autant plus la « liberté d'entreprendre » qu'on ignore précisément ce que ces termes signifient.

Que la promotion de la liberté séduise n'a rien de surprenant : la liberté est bien essentielle à l'humain. Si « renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme », comme l'écrivait avec force Rousseau, c'est qu'à l'inverse la quête de liberté définit ce qui est à respecter en chacun·e par chacun·e, ce qu'on doit défendre pour soi-même et pour son prochain. Transposée au milieu entrepreneurial, la liberté d'entreprendre fait guise aussi bien d'objectif à réaliser que de valeur régulatrice, voire même souvent de marqueur identitaire. Les voix convergent dans ce cri de ralliement.

Mais y a-t-il une liberté propre à l'entrepreneuriat ? La direction d'entreprise n'est-elle qu'un secteur d'application parmi d'autres d'une liberté dont la définition doit bien valoir universellement ? Si oui, laquelle ? Ou bien la liberté de l'entrepreneur constitue-t-elle une catégorie « à part », voire un modèle à défendre, une utopie sous-jacente au fameux « tous entrepreneurs ! » ? In fine, en quoi consiste cette liberté – réelle ou espérée – de l'entrepreneur·e ?

Pour y voir plus clair, partons de notre expérience, à commencer par celle de l'usage que nous faisons des mots lorsque nous les disons ou entendons. Toutes les idées mélangées et associées à la « liberté d'entreprendre » parlent beaucoup aux jeunes entrepreneur·e·s. Mais qu'y comprend-on vraiment ? Qu'en dit-on précisément ?

Des propos contradictoires et flous

Pour nous y retrouver dans cette masse de propos, observons avec méthode la diversité des registres dans lesquels la « liberté » y est mentionnée. Nous pouvons en dégager trois.

Dans un registre stimulant ou promotionnel, la liberté de l'entrepreneur·e est soulignée comme une alternative, si ce n'est l'alternative majeure, à un ensemble d'activités professionnelles assujetties. Dans ce type de propos, l'entrepreneuriat se définit par cette possibilité de dessiner son avenir au lieu de le subir, de réaliser ses propres projets et non ceux d'un autre, d'avoir prise sur les événements au lieu d'en être le spectateur impuissant, d'être son propre chef plutôt que d'obéir à un patron, ou encore de créer une forme d'organisation qui exprime notre identité et par là nos valeurs. Ces différents atouts tracent les contours de la liberté pour laquelle on choisit la voie de l'entrepreneuriat et qui met en avant l'adéquation entre la personne et son activité qui en devient le reflet, l'expression.

Dans un registre critique, on souligne à l'inverse en quoi la liberté fondamentale de l'entrepreneur·e est limitée, voire empêchée par des procédures administratives, juridiques, fiscales, dont il importe par conséquent d'évaluer l'intérêt et la légitimité. Droit individuel nié par la réalité sociale et/ou étatique, cette liberté est alors conçue comme une indépendance à conquérir, ce que Benjamin Constant appelait la liberté des Modernes. Cette perspective rejoint la précédente en la précisant : la liberté d'entreprendre est conçue comme autodétermination, capacité à se fixer à soi-même les fins que l'on souhaite poursuivre et à mettre en place les moyens que l'on estime préférables pour les atteindre. Toute intervention extérieure peut la menacer.

Dans un registre psychologisant, à rebours du précédent, on met en évidence le fait que nous avons tout pour entreprendre librement, mais que les contraintes sont mentales, intérieures, bref psychologiques. En d'autres termes, la liberté de l'entrepreneur·e est liée à ses facultés cognitives (la confiance, une volonté forte, le lâcher-prise, qui permettent entre autres l'audace, la créativité, la persévérance, etc.). Mais celles-ci peuvent être inhibées par ses propres représentations, peurs et croyances accumulées dans notre manière d'appréhender le monde et la vie. Pour s'en libérer, il s'impose alors de faire un « travail » sur lui-même, dans un rapport à soi de type thérapeutique. Comme dans le registre critique, la liberté est à conquérir mais au lieu de passer par la contestation des contraintes juridico-économiques, cette conquête passe par une transformation de soi.

Il est frappant d'observer – comme souvent lorsqu'il est question de liberté – le caractère tout à fait contradictoire des affirmations scandées à son sujet. Et paradoxalement, toutes ces contradictions attestent aussi bien l'importance cruciale de la liberté – en général et pour l'entrepreneur – que notre difficulté à sortir d'une rhétorique floue.

Des recettes pour une liberté réussie

On fera un pas néanmoins pour clarifier les choses en relevant une fois pour toutes une constante ambiguïté : celle qui se creuse entre l'idéal de liberté que l'on poursuit et l'attente plus ou moins dommageable que cet idéal génère en nous. En effet, parce que nous voulons bénéficier d'une certaine liberté – au contenu variable, si ce n'est flou, comme nous venons de le voir –, nous nous mettons en quête de recettes, de méthodes à suivre, de garanties ou techniques pour l'atteindre. Plus l'idéal est flou, plus les recettes se démultiplient. À tel point que cette quête d'astuces peut finir par nous préoccuper suffisamment pour que nous nous y perdions...

Il suffit de voir la profusion de conférences, livres, formations, consultations de coaching, visant à offrir aux néo-entrepreneur·e·s des discours stimulants sur la liberté d'entreprendre. On y promeut un ensemble de caractéristiques diverses, qui sont les revers de manques dont nous souffrons (manque d'assurance, d'optimisme, de clairvoyance, de motivation, de projets, d'initiatives, etc.). Ces caractéristiques positives se trouvent associées plus ou moins explicitement à une liberté, liberté accessible à celui qui en connaît les conditions. Il suffit alors d'indiquer ces conditions et des conseils pour les appliquer. Soyez curieux ! Soyez simples ! Soyez inventifs ! Entourez-vous des bonnes personnes ! Ayez foi en vous !

Ces conseils stimulants n'en sont pas moins autant de pesants impératifs gonflés de confusions : ils font miroiter la liberté comme un produit à la mesure du désir et de la discipline de son agent. Mais plus notre attente est grande, plus nous exigeons de nous-mêmes. Et ces conseils se muent très vite en injonctions ou prescriptions apparemment faciles à suivre, mais en réalité impossibles à satisfaire.

Le paradoxe qui rend notre quête de liberté si complexe est là : nous cherchons trop souvent à obéir à des disciplines qui nous garantiraient l'accès à des facettes pourtant contradictoires de ce qu'on appelle « liberté ». Il en résulte souvent un perfectionnisme aliénant : à force de vouloir respecter scrupuleusement les multiples techniques censées nous apporter la liberté espérée, on peut se perdre dans des contradictions inextricables ! À force de parler de la liberté comme si elle était aussi bien un idéal à poursuivre qu'un fait déjà-là (incarné par certains personnages iconiques), on tend à oublier qu'il y a un incontournable fossé entre le rêve – son ambition parfaite et sa prétention à l'universalité – et la réalité, imparfaite et toujours (heureusement) plurielle et équivoque.

Un idéal fait rêver aussi longtemps qu'on s'est laissé duper par ses contradictions. Les injonctions contradictoires qui occupent les médias et les réseaux sociaux – entre autres – s'alimentent les unes les autres et manoeuvrent nos fantasmes individuels. Si la possibilité d'entreprendre – au sens d'initier une série d'actions dont on porte le projet dans un espace social disposé à sa concrétisation - a quelque chose à voir avec la liberté, c'est en un tout autre sens que l'horizon fantasmatique d'une société où chacun·e serait l'entrepreneur·e de lui-même et/ou de quelques autres.